dimanche 4 mai 2008

Les Parisiens, le photographe et l'Occupation

Je suis allée voir cette exposition dont le tout-Paris a tant parlé, débattu, discuté le bien-fondé, ou défendu l'existence, et dont on a même retiré les affiches. Au passage, "les" Parisiens sont devenus "des" Parisiens pour marquer un peu plus de distance avec cette représentation d'un quotidien trop banal dans une époque qui l'était beaucoup moins.

André Zucca, dont, personnellement, les photos et le regard m'intéressent plus que la biographie, même s'il faut garder ces éléments à l'esprit, y compris ce qu'il a fait avant (si on faisait passer la bio avant les contenus, il y a beaucoup de livres qu'on ne lirait plus...), était un photographe de reportage, de presse et de guerre, avant d'oeuvrer dans Paris occupé. Porteur d'une vision sélective, puisqu'il travaillait en l'occurrence pour l'occupant nazi.

Que montrent ces images? Des lieux connus qu'on se surprend à reconnaître quasiment identiques à ce qu'il sont aujourd'hui. Des scènes presque bon enfant, des théâtres et des cinémas avec spectacle à l'affiche, des gens dans les rues qui se déplacent, à vélo, surtout, se promènent ou achètent ce qui se vend. Des terrasses de café, celles-là mêmes qui existent encore aujourd'hui. Des soldats allemands, des enseignes allemandes, des affiches de propagande allemande sur les murs. Des jeunes filles maquillées et souriantes, des femmes à chapeau, ou portant des chaussures à semelle de bois. Pas une seule étoile jaune identifiable sur 270 clichés, aucun grafiti d'opposition au nazisme.

Des Parisiens qui se divertissent... Une vision tronquée, donc, mais néanmoins réaliste dans sa partialité. Zucca montre la vie parisienne qui plaît à l'occupant, assurément, mais il ne l'a ni mise en scène ni inventée. Son regard n'est pas dénué d'intérêt. Il y a quelques belles photos; ce sont des documents qui ne prétendent pas plus à l'exhaustivité que tout autre cliché. L'impression de vide qui domine certains clichés, la rareté des véhicules restent évocatrices et rappellent qu'il y a quelque chose qui cloche cette alégresse de printemps. La propagande, le rationnement apparaissent sur d'autres, pour peu qu'on y prête un peu attention.

Alors, polémique justifiée ou pas? On en retrouve les traces dans le livre d'or, qui mérite qu'on s'arrête pour le feuilleter. L'accrochage et la présentation de l'exposition n'ont pas été pensés de la meilleure manière qui soit. Evidemment, présenter ces images brutes sans éléments de contexte relèverait de la provocation: nous sommes dans un pays qui a encore du mal à digérer certaines période de son histoire, rappelons-le. Provocation d'autant plus que l'exposition se tient dans un lieu où les historiens sont loin d'être absents, la bibliothèque historique de la ville de Paris. Des commentaires ont donc été ajouté ici et là.

On peut s'amuser de certaines précisions précautionneuses, justement: "aucune de ces photographies couleur n'est parue dans Signal" [la feuille de propagande nazi pour laquelle travaillait le photographe pendant ces années-là] et puis, quelques mètres plus loin, "André Zucca utilisait le nouveau film Agfacolor mais il emportait toujours ses deux boîtiers, la Rolleiflex grand format avec le film traditionnel noir et blanc et le Leica avec la pellicule Agfa... les prises de vue noir et blanc et couleur sont quasiment les mêmes, il a pris soin de doubler ses clichés en prenant une photo couleur et une photo noir et blanc au même endroit, parfois à moins d'une minute d'intervalle" (je cite de mémoire, mais en substance, le propos est celui-là) Donc oui, les photographies couleur de l'exposition ne sont pas parues dans une publication nazi. Ce sont les noirs et blancs qu'il fournissait à Signal. Il n'est pas dit, par contre, que les doublons noir et blanc n'ont pas été publiées (ce qui ne prouve pas non plus qu'elles l'ont été, certes). Cela illustre un certain embarras, pour le moins! Mais est-ce vraiment important?

Est-il indécent de montrer ce Paris paisible qui somme toute semble continuer à se divertir au moment où, on le sait bien aujourd'hui, on le soupçonnait déjà à l'époque, d'autres étaient exterminés vers les camps, fusillés ou torturés dans des prisons? L'indécence n'est pas seulement du côté du photographe.

Au final, indépendamment de tout cela, je trouve qu'il n'est pas mauvais de montrer qu'on peut vivre normalement, presque comme si de rien n'était, sous l'occupation d'un des pires régimes de l'histoire. Que l'apparente tranquillité capturée par le photographe peut être trompeuse. Que les images sont celles que le photographe choisit de montrer, et ne représentent qu'une réalité tronquée. C'est valable pour les images de tous les pays du monde.

Cette exposition a une raison d'être. Avec l'encadrement approprié et un espace de débat sur l'utilisation des images (à force de polémique, on y est arrivé), quitte à déranger ceux qui ont vécu ces temps noirs, pour faire réfléchir ceux qui n'en ont pas le souvenir. Le plus dérangeant serait quand même de présenter ces photos comme les premiers clichés de Paris sur pellicule couleur...

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Finalement en effet c'est plus la discussion que les photos qui semble être intéressante.

M.

tiusha a dit…

oui c'est un peu ça

Une Russe à Paris a dit…

Ah, je me disais bien! je passerai quand même la voir à l'occasion... Ceci dit, il y avait une expo de Léon Gimpel au musée d'Orsay, et là il y avait des clichés de Paris en couleurs qui dataient du début du siècle! Bon, c'est vrai que ce n'était pas de la pellicule, mais du verre (je crois), n'empêche que le résultat est saisissant. Et c'était aussi vendu comme "les premières photos couleur" (tout court). Je ne sais plus si l'expo dure encore, mais je te la conseille!

Anonyme a dit…

Ca fait partie des expos qui m'auraient bien bottées, surement à cause de la polémique, d'ailleurs....

Il faut vraiment que je monte à Paris me faire une tournée d'expos...

tiusha a dit…

oui je vais voir pour Gimpel (au prochain moment de libre - soupir), mais je crois que c'est fini

MC, ça fait longtemps, tiens ;)

cela dit c'est pas cette expo qui vaudrait le déplacement... c'est bien la polémique plus que son contenu en soi qui en fait l'importance

Remy a dit…

Merci pour cet article, qui confirme que cette expo vaut plus sur les questions qu'elle soulève "(...) ce Paris paisible qui somme toute semble continuer à se divertir au moment où (...) d'autres étaient exterminés (...)? L'indécence n'est pas seulement du côté du photographe" que par la qualité esthétique des photos. J'espère pouvoir me rendre au cycle de conférences (merci pour le lien) qui s'annonce passionnant.
Pour l'esthétique et une autre idée de la perception de l'image, j'ai beaucoup aimé l'exposition consacrée à l’artiste portugais João Paulo Serafim "L’acte de regarder, et particulièrement la manière dont les gens se lient dans le regard". (http://www.photosapiens.com/Le-Musee-Improbable-d-Image-et-Art-Contemporain-de-Joao-Paulo-Serafim.html).

Anonyme a dit…

A partir de l'expo, on peut réfléchir et duscuter. Ce qui me semble grave, c'est de masquer les choses. Comment parler de ce que les français ont vécu si on ne réunit pas toutes les infos?

tiusha a dit…

remy: merci pour la suggestion, vu le lien ça a l'air pas mal!

fanette: oui, mais cette expo n'est peut-être pas la meilleure entrée en matière pour les grandes questions qu'elle soulève quant à la mémoire de l'histoire...